Libération Evénement Santé publique

Amiante : l'Etat et les industriels accusés


Le rapport de la mission du Sénat se montre sans complaisance envers les responsables de cette catastrophe sanitaire.

Extraits. par Eliane PATRIARCA QUOTIDIEN : jeudi 27 octobre 2005


Pour la première fois en France, les victimes de l'amiante ont été écoutées. Le rapport rendu public hier par le Sénat prend enfin la dimension de ce qu'il qualifie de "plus importante catastrophe sanitaire de ces dernières années": 35 000 morts de 1965 à 1995, 60 000 à 100 000 morts d'ici à 2025. Fruit d'une mission d'information qui a démarré en février et s'appuie sur 70 auditions, le rapport se montre sans complaisance sur la cascade de responsabilités de l'Etat, des industriels de l'amiante et des employeurs dans cette "épidémie inéluctable et irréversible de cancers".

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La mission accuse l'Etat "d'inertie et de gestion défaillante" du risque amiante, ce qui justifie la mise en place de dispositifs de réparation, dont les défauts et dérives doivent être corrigés. Elle considère cependant que l'affirmation de la responsabilité de l'Etat "ne saurait constituer l'explication générale d'une responsabilité collective, tellement large qu'elle éluderait la question de l'enchaînement des responsabilités des différents acteurs". Extraits du rapport.

"Une indifférence singulière"

Le rapport du Sénat épingle d'abord "l'indifférence inexplicable de l'ensemble des acteurs, employeurs et pouvoirs publics". Une attitude "inexplicable" face à "une menace connue de longue date". "Les connaissances scientifiques relatives à l'amiante, même si elles ont naturellement évolué, ne datent pas d'aujourd'hui mais bel et bien d'hier, voire d'avant-hier", souligne sans indulgence le rapport. "Dès 1906, le lien entre expositions aux fibres d'amiante et survenue de décès professionnels est clairement établi."

Auditionné par la mission, le professeur Claude Got, expert en santé publique, auteur d'un rapport publié en 1998 sur les risques liés à l'amiante, a souligné que l'état des connaissances médicales permettait, dès 1965, de gérer et de prévenir correctement le risque amiante. Pourtant, l'amiante n'a été reconnu cancérigène en France qu'en 1977 et son usage n'a été interdit qu'en 1997.

L'amiante, minéral miracle

La détermination sans faille des industriels à prolonger l'utilisation de l'amiante trouve ses racines dans les "exceptionnelles" qualités de ce matériau. "Compte tenu de ses remarquables propriétés et de son faible coût, l'amiante a été massivement utilisé notamment dans les filatures, la sidérurgie, la réparation et la construction navale", rappelle le rapport. "Il est devenu le compagnon de route du développement industriel, de la France de l'avant-guerre jusqu'à la fin des Trente Glorieuses." "3 000 produits contenant de l'amiante ont été recensés dans notre pays et 100 millions de mètres carrés de nos bâtiments seraient encore amiantés."

"Le lobby qui a anesthésié l'Etat"

Le dossier de l'amiante, déplore la mission, a été officieusement délégué par l'Etat à une structure informelle, le Comité permanent amiante (CPA), composé d'industriels, de scientifiques, de partenaires sociaux, de représentants des ministères, qui n'était en fait qu'"un lobby de l'industrie", créé en 1982 et qui a fini par s'éteindre en 1995. Hier matin, les rapporteurs ont qualifié le président du CPA de "lobbyiste professionnel, appointé par les industriels de l'amiante".

La mission regrette que l'Etat se soit laissé influencer par le CPA, qui "apparaît comme un "modèle de communication et de manipulation" et a " créé l'illusion du dialogue social ". Le CPA a su aussi "convaincre certains scientifiques de se joindre à ses travaux et, ce faisant, de lui fournir une caution incontestable". La mission accuse ce comité d'avoir "joué un rôle non-négligeable dans le retard de l'interdiction de ce matériau en France".

"L'Etat a failli à sa mission de sécurité au travail"

"Le ministère du Travail n'a pas su analyser la portée du risque amiante ni anticiper ses conséquences", relève le rapport. Quant au ministère de la Santé, il a laissé le CPA se substituer à lui. "A la Direction générale de la santé, personne n'avait en charge le dossier de l'amiante", a rappelé aux sénateurs le professeur Claude Got. La mission déplore aussi la passivité de la médecine et de l'inspection du travail.

"Le rôle ambigu de l'INRS"

"L'Institut national de recherche et de sécurité (INRS) a indéniablement joué un rôle ambigu, dont sa composition paritaire salariés et employeurs est en partie à l'origine", juge la mission. Les sénateurs s'étonnent que l'INRS, "qui, à travers ces très nombreux documents élaborés au cours de plusieurs décennies, devait particulièrement bien connaître l'amiante et ses effets nocifs sur la santé des salariés, n'ait jamais officiellement décidé d'alerter les pouvoirs publics". Plus grave : le directeur général de l'INRS de l'époque "a joué un rôle déterminant dans la création du Comité permanent amiante, ce lobby si efficace".